10. Rencontres

Le vendredi 18 novembre 2022, Noémie Grunenwald était l’invitée de Reine Prat pour le cycle Qu’as-tu fait de ta soeur, à l’occasion de la rencontre Monde-s Multiple-s. Parallèlement et pour poursuivre un peu plus la rencontre, j’ai eu la joie de mener un entretien avec l’autrice de « Sur les bouts de la langue. Traduire en féministe/s. » (éditions La Contre Allée)

Nous vous en proposons ici la lecture.

Isabelle Carlier : Votre livre commence par la question du lâcher prise. À partir de cette notion, comment, dans votre pratique de traductrice, décririez-vous votre rapport au temps ? Diriez-vous que vous vous fabriquez un espace physique et temporel comme condition à la création d’une traduction ? Et d’ailleurs ce terme de création, vous paraît-il juste ?

Noémie Grunenwald : Oui, très concrètement, l’aménagement d’un espace physique et temporel est pour moi déterminant. J’ai déjà traduit dans toutes sortes de conditions, mais certaines sont clairement meilleures que d’autres ! L’espace physique d’abord, car après avoir passé des années à travailler assise à des coins de table de cuisine, la possibilité que j’ai aujourd’hui de travailler dans un bureau dédié, ou quelquefois en bibliothèque, m’est extrêmement précieuse. C’est davantage de concentration, moins de fatigue, un peu moins de mal de dos, un peu plus de permanence. C’est la possibilité de travailler entourée de mes archives, de mes références, ce qui m’aide beaucoup à créer.

Ensuite, l’espace temporel : c’est pour moi la condition première de la création. D’une part, depuis que la traduction est devenue mon activité principale et que je n’ai plus besoin de la caser entre deux services effectués dans une brasserie quelconque, c’est beaucoup mieux ! D’autre part, je traduis principalement des livres qui me demandent chaque fois entre trois et six mois de travail, au cours desquels presque personne ne me demande de comptes. J’ai donc besoin de pouvoir me projeter, car le travail du texte est difficilement compressible. Si je dispose de quatre mois pour traduire un texte, mais que je passe les trois premiers à glander ou à faire autre chose, je n’ai aucune chance de pouvoir rattraper mon retard ensuite en traduisant 300 pages le dernier mois. Cela signifie organiser mon temps, prévoir les hauts et les bas de l’inspiration, anticiper les imprévus, les à-côtés, les invitations ici ou là, m’auto-contraindre à des plages de travail suffisantes, et concilier la traduction avec mes autres activités professionnelles et personnelles. Étant par ailleurs quelqu’une d’un peu angoissée dans la vie, j’ai besoin de me créer ce cadre temporel assez rigoureux pour ensuite pouvoir lâcher prise et me laisser aller à un état d’esprit plus créatif. J’ai donc un rapport au temps basé sur l’anticipation à moyen/long terme, teintée d’une affection toute particulière pour les délais à rallonge. Et c’est encore plus le cas maintenant que je fais aussi de l’édition !

Et oui, je pense qu’on peut tout à fait parler de création pour la traduction, c’est d’ailleurs ainsi que les traductions sont traitées dans le droit, comme œuvre de l’esprit, car le processus de production d’une traduction est un processus créatif. Mais je dois reconnaître que la distinction entre création et imitation/représentation me rappelle un peu trop la distinction patriarcale entre production et reproduction, donc les stratégies de distinction visant à faire reconnaître la traduction comme la création « noble » d’un-e artiste, qui serait de nature profondément différente d’autres formes de travail du texte réputées plus « techniques » (édition, correction, par exemple) ne m’intéressent pas. Je suis davantage sensible à une conception de la traduction (ou même de l’écriture) comme processus collectif de travail du texte.

Vous racontez votre background, votre histoire punk. Quel est votre rapport à la marge ? aux marges ?

Je dirais que mon rapport à la marge est d’abord un rapport subi. Le rejet par les autres et le décalage encore ce qu’on est et ce que les autres attendent de nous, mais surtout les discriminations concrètes dans l’accès aux droits et aux opportunités, et les sanctions violentes des écarts à la norme, tout cela vous place dans des marges. Après, pour survivre à cette marginalisation forcée et ne plus simplement la subir, on doit trouver des moyens pour habiter les marges, pour se les réapproprier, pour les revendiquer, pour en faire une force. C’est d’abord un mécanisme de survie, mais au final, ça devient un rapport au monde car on n’a pas le choix. Et au bout d’un moment, on se rend compte qu’on est plein à être dans les marges, parfois pour les mêmes raisons, parfois pour des raisons très différentes, mais qu’on a peut-être un rapport comparable à la survie, ou au moins une petite base commune pour essayer de se comprendre. Depuis l’environnement social où j’ai grandi, la culture punk d’abord, puis la communauté LGBTI/transpédégouine, ont représenté pour moi des apaisements ponctuels de la solitude et des formes vivables et même souhaitables d’occupation des marges. Puis j’ai rencontré d’autres formes d’occupation des marges qui n’étaient pas les miennes mais avec lesquelles je pouvais dialoguer. Donc pour moi, les marges c’est tout simplement le monde des possibles. Et je dis ça sans romantisme : il s’agit bien en premier lieu d’un espace subi et violent. Mais c’est la norme, le centre, la culture légitime qui sont à l’origine de cette violence, donc en plus d’être relativement inaccessibles et ennuyantes, celles-ci ne me semblent pas très fréquentables. Alors je préfère les marges de manœuvre.

Cela dit, en prenant un peu de recul théorique, je regarde aujourd’hui avec un peu de circonspection l’intégration très réussie du vocabulaire de la marge et du centre dans les institutions traditionnelles, comme l’université par exemple, ou encore dans le milieu artistique. J’ai parfois l’impression d’assister à une fétichisation essentialisante de ces marges, supposées être intrinsèquement des lieux de liberté ayant pour but ultime de venir questionner le centre. Or, on a peut-être tendance à oublier que ce qui conditionne l’existence de la marge, c’est justement son rapport au centre (et inversement), donc que ce sont deux entités qui se cultivent mutuellement au moins autant qu’elles s’opposent. Et ce n’est pas parce que des marginalisé-es réussissent à se réapproprier positivement le peu d’espace dont ils et elles disposent qu’il faut pour autant les y confiner.

Est-ce que vous diriez que vous êtes venue de façon DIY (do it yourself) à la traduction pour aller vers un sens accru de la précision ? Ceci relèverait-il d’un sens finalement assez logique, rétrospectivement ? Je pose cette question, car l’attention à une exigence et à une justesse (proche de la notion de justice) est quelque chose de commun, depuis mes observations, à beaucoup de celles et ceux qui ont une histoire Punk.

Il y a sans doute quelque chose de ça dans les raisons qui m’ont en premier lieu poussée à traduire. J’évoluais alors dans un univers militant, entourée de débats pour lesquels j’avais le sentiment que nous manquions de matière. C’est donc pour mieux comprendre certains sujets, pour étoffer le regard que nous portions dessus, que j’ai commencé à chercher ailleurs des ressources que j’ai fini par traduire. Puis il y a le fait de constater que plein d’autrices sont intégrées dans le débat ici avant d’avoir été traduites. En particulier les autrices étasuniennes, en raison de l’impérialisme culturel étasunien qui entraîne aussi dans son sillage les mouvements sociaux. Bien qu’elle témoigne de la richesse des discussions en cours et qu’elle soit fondamentale pour la vitalité des mouvements, cette intégration spontanée de la pensée d’autrices non traduites est parfois un peu trop approximative, puisqu’elle se base plus sur la réutilisation de leur pensée que sur l’expression initiale de celle-ci, ce qui peut parfois conduire à des quiproquos. Dans ce contexte, il me semble donc nécessaire de revenir au texte en lui-même, ce qui passe notamment par la traduction (même si celle-ci peut évidemment aussi représenter une forme de réutilisation). Donc j’imagine que, dans une certaine mesure, cela relève effectivement d’un besoin de précision.

Vous parlez dans votre livre de la traduction comme d’une pratique mesurée de l’approximation ? Quel est le sens de cette formulation ?

Il s’agit simplement de souligner à la fois l’impossibilité et la nécessité de la traduction. Quand je traduis, je ne suis jamais complètement sûre de ce que je comprends, ni de ma façon de l’interpréter (aussi bien dans le sens que dans le style). D’abord, parce que je ne suis pas dans la tête de l’autrice, et ensuite, parce que les équivalences strictes entre les langues sont rares. Mais mon travail, c’est justement de réduire le plus possible cette marge d’erreur, à la fois par un travail du texte suffisamment approfondi, mais aussi par une réflexion honnête sur mon rapport au texte et sur ma position vis-à-vis de celui-ci. En essayant de prendre conscience de toutes ces limites qui peuvent venir entraver ma compréhension du texte, je peux alors commencer à adopter une lecture « moins fausse » (pour reprendre l’expression de Sandra Harding), qui m’aide à la fois à mesurer et à contenir l’approximation.

Vous parlez de votre langue, le français, comme d’une langue déchue. Quel est le sens pour vous du déchu ? Et peut-on dire, à partir de votre travail de traductrice en féministe/s que vous participez à créer une autre langue qui serait le support à une autre Histoire ?

Lorsque je parle de langue déchue, c’est en contraste avec le terme de « langue mondiale » que j’emprunte à Pascale Casanova. La langue mondiale, c’est grosso modo la langue dans laquelle se font les échanges internationaux légitimés par le pouvoir : par exemple dans les relations économiques, les échanges diplomatiques ou les discussions scientifiques. Aujourd’hui, c’est l’anglais : c’est en anglais que se font les échanges commerciaux, les opérations financières, les publications scientifiques, etc. Pendant longtemps, ça a été le latin, et pendant un temps, juste avant l’anglais, ça a été le français. C’est en cela que je parle du français comme langue « déchue » : une langue qui a été un temps au centre de la planète, que tout le monde devait apprendre pour accéder à la discussion ou à la reconnaissance internationales, mais qui aujourd’hui est descendue d’un étage dans cette hiérarchie. C’est toujours une langue très parlée dans le monde, mais qu’il n’est plus indispensable de pratiquer pour accéder à la reconnaissance (de plus, le nombre de locuteur-rices d’une langue et son pouvoir symbolique sont deux choses différentes). Mais ça reste une langue très répandue qui n’est pas du tout en danger, en partie en raison de cet ancien statut « mondial », mais surtout du fait de l’histoire coloniale et de l’impérialisme de la France. C’est pourquoi j’insiste sur le fait que je traduis de la langue mondiale (l’anglais) vers la langue déchue (le français), car ce rapport de pouvoir entre deux langues dominantes conditionne en bonne partie mon rapport théorique et pratique à la traduction.

En traduisant, je ne crois pas participer à la création d’une autre langue. Mais peut-être plus d’un autre langage, d’une nouvelle façon d’occuper la langue, qui effectivement, permet de révéler d’autres dimensions de l’histoire et du présent, que les pratiques traditionnelles (androlectales, blanches, bourgeoises, par exemple) de la langue tendent à effacer. Donc je dirais qu’il s’agit plus de faire un usage donné de la langue pour faire vivre des strates de la réalité qui sont habituellement étouffées.

Vous énoncez à un moment vous sentir comme une actrice. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel rôle tiendrait l’actrice que vous incarnez dans un sens à la fois fictionnel et militant ?

Oui, je parle d’être comme une actrice lorsque je dois travailler à me vider au maximum de moi-même (de mes habitudes, de mes réflexes, de mes présupposés, etc.) pour incarner dans l’écriture les mots de l’autrice que je traduis. Dans la traduction, il s’agit bien d’interpréter le rôle de l’autrice pour lui servir de relais, et donc de se mettre autant que possible soi-même en retrait. Excepté que, comme pour le cinéma, le choix de l’actrice qui tient le rôle a un impact considérable sur la représentation du personnage, car elle a beau s’abandonner le plus possible au personnage, elle l’incarne tout de même à partir de ce qu’elle est, elle, dans sa chair (sa voix, son corps, qu’elle peut légèrement modifier à l’aide de régimes, d’orthophonie ou d’effets spéciaux, certes, mais dans des limites qui restent étroites) et dans son histoire (la résonance plus ou moins profonde de son parcours personnel avec celui de son personnage et/ou avec l’histoire qu’elle raconte). En traduction, c’est certes un peu différent, car le corps a moins d’importance dans la représentation, mais en tant que traductrice, notre histoire, notre sensibilité, notre compréhension du monde vont résonner plus ou moins profondément avec celles de l’autrice que l’on traduit. Et je pense que plus notre propre expérience est éloignée de celle de l’autrice, plus il nous faut fournir d’efforts pour nous éloigner de nous-même et nous rapprocher d’elle. Et plus on risque de proposer une interprétation ratée, même si ce n’est bien sûr pas une fatalité. (Et même si, d’un autre côté, la proximité présente elle aussi ses propres défis !)

Après, comme les actrices, on accepte des rôles qui sont plus ou moins bien taillés pour nous en fonction de la marge de manœuvre dont on dispose. On peut par exemple accepter un rôle qui nous demandera plus d’efforts parce que la difficulté stimule notre créativité, ou simplement parce qu’on a besoin de payer nos factures et que les considérations littéraires ou politiques passent alors au second plan.

C’est une analogie que j’aime bien car elle permet de comprendre que le choix du couple traductrice-autrice n’a rien d’anodin. Mais ça reste une analogie qui a ses limites : même dans le cas de bestsellers, la traductrice n’accède pas du tout à un statut comparable à celui d’une actrice, et la reconnaissance éventuelle dont elle peut bénéficier reste cantonnée à un milieu relativement confidentiel. Donc sauf rares exceptions, les enjeux en termes de reconnaissance économique et symbolique restent beaucoup plus limités, même s’ils ne sont pas inexistants. Mais en contrepartie, on peut travailler en pyjama, et ça, ça n’a pas de prix !

Quel lien faites-vous entre le Punk et le Queer ?

D’un point de vue personnel, c’est un lien tout à fait évident, car c’est dans leur mélange que je me suis construite. Et je parle là du punk et du queer en tant que mouvements (contre-)culturels et politiques, pas de leurs développements mainstream et/ou universitaires. Mais bref, ce sont deux aspects de ma vie qui se sont nourris l’un l’autre et qui déterminent profondément mon rapport au monde. Une bonne partie de mes ami-es, de mes camarades, de mes projets et de mes façons de faire sont issues de ce mélange des deux. Le punk et le queer, c’est d’abord tous les groupes de queercore, mais c’est aussi les queeruptions dans des squats à travers le monde dans les années 2000, c’est les zines et les brochures diffusées dans les distros et les assos, c’est les cortèges rabat-joie qui sont jamais contents dans les manifs et les pride, c’est les pétasses en léopard et les camionneuses en cuir, mais surtout, c’est une vision commune du politique comme un espace de conflits et d’articulations parfois complexes mais nécessaires. C’est la volonté d’accorder la fin et les moyens, dans le refus commun d’un idéal désincarné. C’est s’accorder sur le fait que, ok, si on ne peut pas danser, ce n’est pas notre révolution, mais pour autant, danser ne suffira pas à faire la révolution. C’est prendre conscience de ce qu’on peut faire ici et maintenant à notre échelle, de notre marge de manœuvre individuelle et collective, tout en gardant à l’esprit qu’on ne veut pas simplement s’aménager un coin tranquille, mais continuer à emmerder le monde. Le tout avec évidemment plein de désaccords, de déchirements et de prises de tête, car c’est ça la vie ! Aujourd’hui, à mon tout petit niveau, je crois que le travail que j’essaie de mener à travers les éditions Hystériques & AssociéEs traduit assez bien cette perspective queer-punk qui m’imprègne.

Vous consacrez tout un chapitre sur le fait d’apprendre. Sur ce que vous apprenez grâce à la traduction, et surtout grâce à la traduction en féministe/s. Je voudrais vous inviter ici à regarder une très courte interview de nathalie Magnan pour la revue Monstre : https://archive.org/details/nathaliemagnantheoriciennedesmedias
Dans cette interview, à partir de la minute 6:18, Nathalie mentionne une anecdote à propos d’une traduction du Manifeste Cyborg de Donna Haraway. En vous lisant, il est assez clair que vous-même vivez des transformations au cours de la traduction. Est-ce que dire « tomber en amour » est juste ?

Jusqu’à présent, ça ne m’est encore jamais arrivé de « tomber en amour » avec un texte ou une autrice en cours de traduction, comme le décrit Nathalie Magnan au sujet de la traductrice avec qui elle a collaboré pour traduire Donna Haraway et qui n’était initialement pas très sensible au propos de l’autrice.

En revanche, la traduction est parfois pour moi un moyen d’exprimer mon amour pour un texte et/ou une autrice. Si j’ai autant insisté pour que se fassent les deux dernières traductions de Dorothy Allison chez Cambourakis, ou si j’ai mis autant d’énergie à éditer les traductions de Joan Nestle avec Hystériques & AssociéEs, c’est parce que ces autrices et leurs textes ont profondément marqué ma vie et m’ont touchée à un endroit suffisamment intime pour qu’on puisse effectivement parler d’amour. (Même si ça reste un amour à sens unique, puisque de leur côté, bien qu’elles apprécient ma démarche, elles me connaissent à peine.) Dans ces cas-là, la traduction (et éventuellement l’édition, la diffusion et la promotion) me sert à exprimer cet amour, à le partager avec le monde, et à rendre à l’œuvre un peu de ce qu’elle m’a apporté. Souvent aussi, cet amour ruisselle et se partage avec les autres personnes impliquées dans l’édition du projet. Alors on s’engage ensemble pour un texte en conjuguant nos façons d’aimer.

Mais je ne veux pas pour autant romantiser la traduction, car on risque ensuite de tomber dans le piège bien connu des professions littéraires et artistiques, qu’on imagine trop souvent comme les espaces d’un don de soi simplement motivé par la sincérité et le sentiment. Si mon sentiment d’amour pour une autrice ou un texte est réel, cela ne signifie pas pour autant que les choses se font ensuite toutes seules comme par magie ! On parle bien d’une pratique textuelle qui se construit et s’affine avec le temps, l’expérience, la confrontation, la coopération, la réflexion, etc., c’est-à-dire d’un travail intense, continu et rapproché. Le sentiment d’amour ne garantit rien en lui-même et doit s’accompagner d’un sentiment de responsabilité : comment faire pour aimer au mieux ? En traduction, je trouve qu’une réflexivité sur sa propre pratique et de bonnes conditions de travail sont deux éléments qui aident à aimer correctement.

Par ailleurs, la traduction est aujourd’hui mon métier, donc il m’arrive aussi d’accepter de traduire des textes dont je ne suis pas amoureuse, soit parce que je trouve cela intéressant pour d’autres raisons, soit simplement parce que j’ai besoin de gagner ma vie. Mon rôle est alors de simuler un amour suffisamment convainquant pour que le texte ne pâtisse pas de ma distance ou de ma tiédeur, ce qui, en soi, est aussi passionnant ! On passe alors de l’amour d’un texte en particulier à l’amour de la traduction en général. Car c’est vrai que toutes mes traductions me transforment et m’apprennent beaucoup, y compris celles qui me sont moins viscérales. S’imprégner d’une écriture, d’une façon de dire et de penser, d’une histoire et d’un univers, c’est en apprendre beaucoup sur le monde et se familiariser avec différentes manières d’écrire, ce qui est extrêmement précieux.

Mais s’il est vrai que l’amour n’est pas indispensable et que je peux composer avec une distance, une froideur, voire une indifférence envers un texte, j’ai tout de même des limites : la haine, le rejet et la désapprobation trop profonde. Je ne m’imagine pas me lever tous les matins pour traduire des réactionnaires ou d’autres ennemis politiques simplement pour l’adrénaline de la performance traductive que cela représenterait. J’ai suffisamment de problèmes comme ça, et pas assez de temps à perdre. Quel que soit le plaisir qu’on peut prendre à la pratique de la traduction en tant que telle, je ne pense pas qu’il soit pertinent de la déconnecter du texte en lui-même et des fins qu’il poursuit.

Enfin, pour en revenir à la question de l’invention de langages, et par effet de similitude avec les jeunes que vous mentionnez dans votre livre qui ont développé la capacité de parler plusieurs langages (de la rue, de l’école, des administrations, …) avez-vous le sentiment aujourd’hui de naviguer entre plusieurs langages. Il y en a-t-il un que vous affectionnez ?

De moins en moins, justement ! Depuis quelques années maintenant, la traduction est mon activité professionnelle principale. Mes autres activités (l’édition, l’écriture, par exemple) s’inscrivent elles aussi dans le même univers littéraire, intellectuel et politique. Donc ma vie actuelle est beaucoup moins fragmentée qu’auparavant, et je n’ai plus le même besoin de naviguer entre les langages qu’à l’époque où je travaillais avant tout dans la restauration par exemple, ou encore à l’époque où j’étais plus active dans le militantisme. Aujourd’hui, mon univers s’est homogénéisé (j’imagine que c’est concomitant d’une relative ascension sociale sur le plan symbolique), ce qui me permet de naviguer un langage à la fois plus souple et plus uniforme.

Il reste évidemment encore des différences selon les contextes (famille, ami-es, administration, université, rencontres en librairie, etc.), mais elles sont beaucoup plus légères qu’auparavant. D’une part, avec les années, mes proches ont eu le temps de se familiariser avec ce que je fais, donc les discussions sont plus simples. D’autre part, mes pratiques langagières ont beaucoup évolué : j’ai appris à manier le langage du milieu intello-littéraire dans lequel j’évolue aujourd’hui, et je me le suis approprié au quotidien. Enfin, je bénéficie depuis peu d’une modeste reconnaissance au sein d’une frange de ce milieu, donc j’y suis objectivement moins en insécurité, ce qui m’autorise à y parler un langage qui m’appartient davantage, y compris dans les écarts que celui-ci présente avec les normes du milieu. Je n’ai plus besoin d’en faire des tonnes pour être prise au sérieux, ni de gommer des aspects entiers de ma personnalité : je ne suis plus contrainte de m’adapter entièrement à chaque univers langagier que je fréquente et je peux m’aménager des interstices suffisamment larges et confortables entre ces univers.

C’est quelque chose qui est à la fois positif et négatif. Positif, car c’est le fruit d’un sentiment d’entièreté et d’équilibre que je commence à ressentir et qui m’est précieux. Négatif, car c’est le signe d’une homogénéisation de mon environnement social, laquelle représente à moyen terme un risque d’appauvrissement de ma compréhension du monde.

Entretien mené par Isabelle Carlier, entre le 30 octobre et 15 novembre 2022

 


Alice Carabédian, Reine Prat et Noémie Grunenwald, Rencontre Monde-s Multiple-s le 18 novembre 2022 ©Isabelle Carlier

Alice Carabédian est l’invitée spéciale de la Rencontre Internationale Monde•s Mutliple•s 2022 !

Crédit : ©Collage, Alice Carabédian

Des événements qui, il y a peu, relevaient de l’improbable, de scénarios du pire ou de la dystopie, sculptent désormais notre quotidien. La science-fiction est devenue notre réalité. Nous vivons dans un chaos qui s’intensifie même si, ici ou là, fleurissent sur les ruines du capitalisme des utopies concrètes, localistes et réalisables, des cabanes et des refuges. Mais ces utopies ne sont-elles pas souvent concédées, dans les marges, par celleux-là mêmes qui promettent la colonisation de l’espace et des cités autosuffisantes pour milliardaires ? Il y a urgence à revendiquer des lieux où se déploieraient des imaginaires en totale liberté.

L’utopie radicale peut répondre à l’extrémisme des désastres actuels et à venir. Il est temps de rêver de technologies et de rencontres intergalactiques émancipatrices et ne pas laisser ce pouvoir aux seuls capitaines des vaisseaux capitalistes.

Face à la catastrophe, d’autres mondes peuvent-ils s’imaginer ?

 

Dans le cadre du dispositif « Aux arts lycéens et apprentis?! », des élèves du lycée professionnel Vauvert ont réalisé un podcast. Le point de départ a été la résidence artistique à Antre Peaux de l’écrivaine et comédienne Sandra Calderan. Les élèves ont d’abord rencontré La Compagnie De Hauts Parleurs, discuté autour des thèmes de leur nouvelle pièce « Just us », autour du décor, du son, de la lumière … S’en est suivi un travail d’écriture autour du racisme et du harcèlement scolaire, ainsi qu’un travail corporel avec l’accompagnement de Sandra Calderan. Aude Yvanès, journaliste indépendante les a ensuite aidé à enregistrer leurs voix, puis à réaliser un montage. Bonne écoute !

Écouter le podcast

Que sont les petits commerces de la jeune création devenus ?
#CULTURE PRO

L’Ensa Bourges est lauréate de l’AMI (Appel à Manifestation d’Interêt) Culture Pro 2021 « soutien à la professionnalisation et à la valorisation des jeunes diplômé·e·s des établissements supérieurs culture » par la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie du MINISTÈRE DE LA CULTURE.

Pour accomplir ce programme d’accompagnement de ses jeunes artistes diplômé·e·s, l’Ensa Bourges s’est associée à l’Antre Peaux pour organiser :
– des séances de conseils et d’orientation pour les jeunes artistes
– une liste alumni de diffusion d’informations professionnelles
– la production de ressources utiles : urlz.fr/hTFo
– l’accompagnement d’un groupe de jeunes artistes pour leur première exposition, qui prend place dans le programme Bourges Contemporain : « À tâtons les pieds dans le plat » – Exposition collective avec Flora Jamar, Sarah Jacquin, Anna Ponchon, Romane Vieira (collectif Coop Moh) et Jordan Roger à la Transversale, Lycée Alain-Fournier
– deux journées professionnelles

À cette occasion a été créé un padlet évolutif et collaboratif de ressources utiles pour jeunes artistes : urlz.fr/hTFo

Compte-rendu du séminaire du 12 mai 2022 au Nadir – Antre Peaux
Notions clefs de la journée
• Le caractère fédérateur de l’art et sa valeur sociale dans les petites et moyennes villes : investir de « nouveaux » lieux hors des métropoles permet à la fois de donner une visibilité à ces lieux, ses habitant·e·s, leur patrimoine et aux artistes réuni·e·s
• L’intérêt des initiatives associatives pour les projets artistiques et culturels
• La fragilité économique des initiatives artistiques et culturelles par manque de subventions, allocations et mobilisations d’autres acteur·rice·s économiques
• Les contraintes de lieux et de moyens peuvent devenir une force et façonner l’identité d’un projet
• L’importance du collectif et des moments de rassemblement : créer des conditions favorables au partage et à la rencontre entre les personnes est aussi une mission des lieux de création et de diffusion

Résumé de la journée
Quels sont les effets d’une présence artistique dans les villes où elle se fait moins fréquente ? L’enjeu de cette journée est d’étudier l’élargissement du spectre de la création artistique contemporaine au-delà des grands centres urbains.

Pour cela, la parole est tout d’abord donnée à Dominique Sagot-Duvauroux, économiste et professeur à l’Université d’Angers spécialisé sur les questions d’économie culturelle, du droit d’auteur et du marché de l’art contemporain. Après une présentation des différentes économies de l’art et les valeurs qui y sont liées, il propose différentes pistes de politiques publiques pouvant être mises en place afin d’améliorer les moyens économiques mis à disposition des artistes.

La conférence suivante est celle de Monique Auburtin qui, dans les années 1980, s’est investie dans la création de plusieurs galeries associatives et lieux alternatifs (notamment l’association Divergence, la galerie OEil, Avant démolition et Le Castel-Coucou). Le récit de son parcours permet de prendre contre-pied de la « jeune création » telle qu’elle peut être entendue aujourd’hui, avec l’exemple d’initiatives culturelles et artistiques d’une autre époque et pourtant similaires en plusieurs points aux propositions actuelles.

Un plateau de discussion est ensuite mis en place pour découvrir le parcours de deux associations et d’un post-master, tous trois témoignant de la dimension sociale et fédératrice des projets artistiques hors des grandes métropoles.

Claire Boitel, graphiste et céramiste, représente l’association 47-2 à Cosne-Cours-sur-Loire (58200), dont elle est la directrice. Le projet développe un lieu multifonctionnel dédié à la recherche, à la production et la diffusion de projets culturels et artistiques. Dorian Degoutte, artiste, cinéaste, photographe, représente l’association Vierzon-Cinéma à Vierzon (18100), dont il est le fondateur. Tout en vivant à Vierzon, il entreprend la réalisation de films ayant pour sujet la ville, son identité, ses habitant·e·s et leurs problématiques Enfin, Antoine Bacchman est l’un des étudiant·e·s du post-master de Design des mondes ruraux à Nontron (24300), proposé par les Arts décoratifs de Paris. Réunissant les caractéristiques d’un territoire en baisse démographique, Nontron devient un champ d’étude pour les étudiant·e·s.

Sommaire
I – Dominique Sagot-Duvauroux, La valeur de la création artistique
Souvent réduite à sa retombée économique, la valeur produite par les réalités artistiques est bien plus diversifiée. Il existe une toute autre valeur de l’art, invisible et non-rémunéré. Alors que certain·e·s artistes parviennent à vivre du marché de l’art, d’autres, beaucoup plus nombreux·euses, dépendent des appels à projets des institutions. Dès lors, il s’agit de repenser les moyens financiers mis à disposition des artistes en mobilisant de nouveaux·nouvelles acteur·rice·s économiques, notamment dans le domaine de la culture et du tourisme.

II – Monique Auburtin, Galeries associatives et lieux alternatifs
Entre Divergence, la galerie OEil, Avant démolition et le Castel-Coucou, Monique Auburtin revient sur son parcours association en tant que créatrice et directrice de lieux dédiés à la création et la diffusion de l’art contemporain à Forbach (57600). Les points communs qui réunissent ces lieux sont leur volonté d’innovation, de pouvoir offrir une visibilité aux artistes, favoriser l’ouverture à la création artistique actuelle et tisser des liens entre les populations.

III – Claire Boitel, L’association 47-2 à Cosne-Cours-sur-Loire (58200)
Fondée en 2018, l’association 47-2 prend place dans l’Imprimerie, lieu d’exposition mais aussi de résidence et d’ateliers. L’un des enjeux de l’association est de convaincre les publics que les lieux culturels ne sont pas réservés à une certaine élite. Pour cela, elle met à disposition de tou·te·s des espaces communs permettant de se retrouver et d’échanger, rendant possible la rencontre et le partage.

IV – Dorian Degoutte, L’association Vierzon-Cinéma à Vierzon (18100)
Fondée par Dorian Degoutte, l’association Vierzon-Cinéma a pour objectif de réaliser des films à Vierzon qui se trouve, comme beaucoup de villes moyennes en France, délaissée par les pouvoirs publics. Entre friches industrielles et commerces abandonnées, il s’agit d’en expérimenter le vide pour en faire un support à projets. L’art devient ainsi un moyen de mettre en valeur la ville tout en fédérant ses habitant·e·s.

V – Antoine Bacchman, Le post-master Design des mondes ruraux – Arts décoratifs de Paris à Nontron (24300)
Dans le cadre du post-master Design des mondes ruraux, huit étudiant·e·s vivent et travaillent ensemble dans une maison commune à Nontron. Tout comme à Vierzon, l’enjeu est de vivre quotidiennement le vide de Nontron et de partager la réalité des habitant·e·s. Les étudiant·e·s-artistes se trouvent alors révélateur·rice·s des problématiques de la ville et en proposent des réponses par leurs travaux.

Compte-rendu
I. Dominique Sagot-Duvauroux, La valeur de la création artistique
> Contexte
Ce qu’on nomme « valeur » peut reposer sur plusieurs principes. Le premier est économique, c’est-à-dire que la valeur dépend directement de ce que l’économie peut mesurer. Le second relève de la productivité, c’est-à-dire que la valeur se mesure par la capacité à économiser du temps pour chaque action réalisée. Le troisième principe est celui de la visibilité, d’après lequel parvenir à capter de l’attention revient à acquérir de la valeur.
Cependant, on remarque que ces définitions ne sont pas applicables à tous les domaines. Dans notre cas, la valeur artistique dépasse ce que son économie peut mesurer. Aussi, le principe de productivité, qui conçoit le temps comme un « ennemi » à amoindrir, est contradictoire pour une pluralité d’activités professionnelles où réduire le temps qui y est consacré revient à en réduire la valeur. De la même manière, certains métiers sont « invisibles » et pourtant essentiels au bon fonctionnement de la société. Enfin, ces principes sont couplés à une injonction à l’entreprenariat, mais qui ne se voit pas accompagnée d’une protection sociale adaptée.
La valeur d’existence est un concept en économie pour qualifier le souhait d’existence d’un poste, d’un bâtiment etc. C’est le cas avec les bibliothèques qui, bien que leur retombée économique soit très faible, relève d’un véritable attachement pour les habitant·e·s. Cette valeur pourrait à elle seule suffire à justifier la présence des artistes.

> Les différentes économies de l’art
L’économie du marché de l’art est incarnée par les artistes au renom international, tel·le·s que Jeff Koons, et les collections de milliardaires, comme la Fondation Pinault. Cette économie n’intéresse et ne concerne ainsi qu’une minorité de la population mondiale, mais représente ce qui émane de l’activité artistique.
L’économie de l’art dans le développement des territoires vise à voir comment l’art participe à la dynamique des villes. Il peut s’agir de la création d’un parcours artistique créé suite à la concentration de totems dans une petite ville, comme à Arles ou Bristol, bien que l’engouement territorial ne soit pas synonyme d’enrichissement pour la ville et ses habitant·e·s. Cette économie relève de l’impact économique de la création artistique dans les collectivités territoriales (tourisme, immobilier, attractivité territoriale). En effet, la « classe créative » porte aujourd’hui le développement des territoires.
Mais spontanément, les offices de tourisme ne redistribuent pas aux différent·e·s acteur·rice·s les bénéfices apportés par les évènements culturels et artistiques car elles n’en ont pas l’obligation légale. À l’inverse, il n’est pas possible de les empêcher de « profiter » de ces évènements. Il pourrait donc être intéressant d’inciter les pouvoirs publics à prendre ce type de mesure. Pour le moment, il n’existe pas d’études recensant les différentes initiatives venant de la part des artistes ou des structures pour ce type de mobilisation d’autres acteur·rice·s économiques.
Selon Nathalie Moureau et Marion Vidal, le marché de l’art contemporain en France représentait environ 450 millions d’euros en 2013, dont 90 % réalisés en galerie*. Si l’on admet que la moitié revient aux artistes, alors les revenus issus de ce marché représentent 225 millions d’euros. En 2017, on recense environ trente-cinq mille artistes plasticien·ne·s ayant touché un revenu artistique moyen de 13 000 euros soit 455 millions d’euros. Ainsi, les revenus des artistes hors du marché de l’art représentent l’équivalent de ceux retirés du marché de l’art lui-même.
* Nathalie Moureau, Dominique Sagot-Duvauroux, Marion Vidal, « Collectionneurs d’art contemporain : des acteurs méconnus de la vie artistique » dans Cultures Études, n°1, 2015.

> Typologies des profils d’artistes
Les artistes peuvent être classé·e·s en quatre catégories, selon la part d’innovation et de liberté dans la création de leurs oeuvres. Les artistes faisant partie de collectifs ou d’associations sont globalement dépendant·e·s des projets et commandes auxquels iels répondent. Leur financement est ainsi principalement d’origine institutionnelle, tout comme les artistes-artisan·e·s entrepreneur·euse·s. En revanche, ces dernier·e·s appartiennent plutôt au monde de l’art classique que de l’art contemporain. C’est également le cas des artistes de salon. Iels reçoivent des financements privés provenant des différentes galeries marchandes où iels exposent, sans passer par un système de commandes. À l’opposé se trouvent les artistes de foire, principalement rémunéré·e·s par le marché de l’art. Si les artistes faisant partie de collectifs et les artisan·e·s sont très ancré·e·s dans leur territoire, cela n’est pas le cas des artistes de salon et de foire.
> Effets induits
En 2019, les dépenses liées au tourisme représentaient 170 milliards d’euros, dont la moitié motivée par du tourisme culturel*. Si une taxe à 0,1 % était prélevée sur ces 85 milliards d’euros, cela permettrait d’offrir une allocation de 300€ par mois aux artistes pour financer leur travail de recherche, redistribuant ainsi une partie de la richesse produite. Cette aide devrait être versée de manière automatique à tou·te·s les artistes sans critère de jugement de leur travail.
* Rapport d’activité Atout France, 2019.

> Utilité sociale
L’utilité sociale d’une activité est son objectif de contribution à la cohésion sociale, à la solidarité, à la sociabilité et à l’amélioration des conditions collectives de développement humain. L’utilité sociale de la création artistique se situe donc au-delà des commandes passées par les structures et les institutions. Les artistes participent à un réenchantement des territoires en montrant aux populations qu’il est possible de « faire oeuvre » ensemble.

> Conclusion
Des manières d’améliorer les moyens économiques mis à disposition des artistes existent. Il peut s’agir d’un retour de la valeur vaporeuse dans les filières artistiques, du financement de la création par les revenus du patrimoine, ou encore la rémunération du travail de recherche des artistes, comme évoquée précédemment. Le dispositif du 1 % artistique pourrait être élargi pour permettre de créer des ateliers d’artistes dans les lieux et serait ainsi plus en adéquation avec les formes que prennent les créations contemporaines. Il s’agirait également de trouver des financements publics autres que les services culturels. Pour cela, il pourrait être intéressant de revenir sur les droits d’auteur·trice·s des artistes décédé·e·s qui, au lieu de revenir aux successeur·euse·s, pourraient permettre de constituer un fonds d’aide à la création. Il est aussi possible d’imaginer étendre le GIP Cafés Cultures* pour permettre aux cafés de financer des expositions entières, mais aussi de l’élargir à d’autres lieux tels que les hôtels. Une plus grande horizontalité des réseaux et politiques publiques serait enfin souhaitable.
* Le Groupement d’Intérêt Public (GIP) Cafés Cultures assure la gestion d’un fonds dédié au soutien de l’emploi artistique dans lieux de proximité que sont notamment les cafés, bars et restaurant, afin d’y favoriser l’offre artistique. Pour en savoir plus : gipcafescultures.fr

II. Monique Auburtin, Galeries associatives et lieux alternatifs
> L’association Divergence
L’association Divergence a été créée par Monique Auburtin, Michel Auburtin et Jean-Louis Guermann en 1976, à Metz (57000). C’est une galerie d’exposition rassemblant des plasticien·ne·s et écrivain·e·s. Le lieu rencontre un franc succès autant de la part du public que des artistes, qui ont envie d’y exposer pour le côté « différent » de Divergence. Les artistes n’y sont pas jugé·e·s sur l’esthétique de leurs oeuvres, mais sur les concepts qu’iels y déploient. La galerie tient à soutenir des projets porteurs de nouveauté, hors du commun, ce qui est un véritable défi à la sortie de mai 1968 et à la suite du mouvement artistique Supports/Surfaces. Divergence perdure jusqu’en 1983 avec très peu de moyens, fonctionnant grâce à l’énergie et l’implication des différent·e·s membres. La galerie ne demande aucune contribution financière aux artistes, se chargeant entièrement du loyer. Lorsque les artistes ont pu obtenir des subventions grâce à Jack Lang, iels sont devenu·e·s beaucoup plus exigeant·e·s, en demandant toujours davantage à la galerie.

> Galerie OEil
Après Divergence, Monique reprend la galerie OEil, ouverte par son père dans le lycée Jean Moulin à Forbach (57600) en 1970. Elle réinvestit ce local clos, qui présente de véritables contraintes pour les artistes, remembre l’équipe avec des personnes plus jeunes et invite des philosophes à y faire des soirées. C’est l’une des premières galeries présentes dans un établissement scolaire.

> Avant démolition
Toujours à Forbach, Monique investit un local mis à disposition par la ville et y invite des étudiant·e·s de trois écoles d’art, sans professeur, pour leur proposer un lieu de création et d’expérimentation. Pour tou·te·s, c’est une véritable découverte de ce qu’est un·e étudiant·e en train de travailler. Iels occupent pleinement l’espace et s’y sentent extrêmement libres, menant parfois à quelques dérives. S’iels sont arrivé·e·s avec des niveaux très différents, tous les travaux finaux sont excellents. Mais estimant que le projet devenait trop dangereux (seulement Monique pour encadrer), le maire en demande l’arrêt.

> Le Castel-Coucou
De 1999 à 2008, Monique crée le Castel-Couou, espace d’art expérimental au-dessus des locaux du service technique de Forbach : ancien appartement de 200m² entouré de terrasses. Le Castel-Coucou se définit comme un producteur d’émulsions, un montage moléculaire de différent·e·s acteur·rice·s (artistes, publics, partenaire, ville, association, région frontalière). L’accueil des artistes s’y fait sur rencontre et pas sur dossier : Monique tient à les rencontrer individuellement et seul·e·s celleux en qui elle sent une réelle ambition et une certaine confiance sont invité·e·s à poursuivre l’aventure. Chaque année est également sélectionné·e un·e artiste pour prendre en charge la charte graphique du Castel-Coucou. À chaque fin de saison est organisée une grande fête où les artistes aussi bien que les publics sont invité·e·s. Le Castel-Coucou entretient ainsi la dynamique d’un réseau invisible et jusqu’alors inexploité tout en permettant de créer du lien entre les les villes.

> Conclusion
Entre ces différents projets menés dans la même ville, Monique et ses associations couvraient l’ensemble de la scène artistique à Forbach. Aujourd’hui, ces espaces n’existent plus. Le Castel-Coucou a pendant un moment occupé une synagogue désacralisée, puis le maire n’a plus souhaité financer le projet, qui a ainsi pris fin.

III. Claire Boitel, L’association 47.2 à Cosne-Cours-sur-Loire (58200)
Site de l’association : 47-2.fr
> Présentation
Claire Boitel est artiste graphiste et céramiste. Son conjoint, Alexis de Raphélis, est réalisateur. Tou·te·s deux cherchent un endroit pour créer et donner naissance à des projets collectifs. En février 2018, iels achètent un lieu à vendre à Cosne-Cours-sur-Loire : L’Imprimerie. À ce stade primitif du projet, iels sont quatre personnes et seulement deux travaillant par ailleurs à temps plein. Mais au lieu de théoriser éternellement sur un projet et d’attendre qu’il soit « parfait » avant de le lancer, iels décident d’ores-et-déjà de monter l’association 47-2. En étant dans le « faire » et surtout le « faire ensemble », iels génèrent de l’expérience et du réel qui leur permet d’avancer et de se former tout en concrétisant leurs projets.
Aujourd’hui encore, 47-2 ne reçoit pas d’aides de la mairie ou du département. Le lieu ouvre en 2019 et obtient le soutien de la DRAC. Chaque année a lieu une sélection collective selon les envies des membres de l’association pour les artistes à inviter en résidence. L’objectif est que chacun·e puisse produire ce qu’iel souhaite, sans aucune obligation. 70 % de la vente de chaque objet revient aux artistes et les 30 % restant sont dédiés au soutien des autres projets de 47-2.

> Fonctionnement
Sur trois niveaux, l’association dispose d’un espace transformable, d’une cuisine, d’un atelier terre, d’une galerie, d’une salle de montage audiovisuel, d’un bureau collectif et d’une bibliothèque, d’une salle de bain et d’un studio à destination des artistes en résidence.
L’un des enjeux de l’association est de convaincre les publics que les lieux culturels ne sont pas réservés à une certaine élite. Pour cela, elle met à disposition de tou·te·s des espaces communs permettant de se retrouver et d’échanger, rendant possible la rencontre et le partage. C’est notamment le cas avec la cuisine, ouverte en 2021. Cet espace se veut convivial et a pour objectif de réunir habitant·e·s, membres et résident·e·s autour de repas communs. Une cantine y est ouverte les jours de marché et peuvent y être organisés des ciné-repas, des conférences cuisinées ou encore des banquets partagés.
La galerie endosse également le rôle de lieu de regroupement, exposant les travaux d’artistes en visite, vend des oeuvres réalisées sur place lors de résidences et la production des céramistes des alentours, tout en y rassemblant encore une fois des publics très diversifiés. Plus qu’une utilité artistique, le lieu est d’utilité sociale par son effet fédérateur sur le territoire.

> Conclusion
Tout en étant directrice du lieu, Claire continue d’exercer ses activités professionnelles à côté pour pouvoir se rémunérer et ne pas avoir besoin de le faire via l’association. Si tout le temps passé à 47-2 est fait en tant que bénévole, cela n’amoindrit pas pour autant sa valeur, au contraire. Il est même très important, selon Claire, de noter ses heures de bénévolat.

IV. Dorian Degoutte, L’association Vierzon-Cinéma à Vierzon (18100)
Site de l’association : vierzon-cinema.fr
> Présentation
Le projet Vierzon-Cinéma a pour objectif de créer une plateforme audiovisuelle à Vierzon, s’appuyant sur le contexte particulier de la ville. Il s’agit d’un endroit a priori délaissé par les pouvoirs publics et s’en trouvant désertifié, comme beaucoup de villes moyennes en France dont l’avenir reste incertain. Vierzon a été vidée de ses habitants, de ses industries, de ses activités et s’y trouvent nombre de friches et espaces abandonnés. Dorian s’intéresse ainsi à la question du vide dans cette ville, qui n’est pas synonyme d’absence humaine puisque Vierzon est un rassemblement de quatre villes comptant 27 000 habitant·e·s.
Dans le cadre de travaux publics, un chevalier a été retrouvé enseveli et pétrifié dans les marais de Vierzon, encore assis sur sa monture, dans le même état que lui. La route de Vierzon était pour lui un raccourci, mais ce choix lui a finalement coûté la vie. C’est à partir de cette anecdote qui lui fut racontée à son arrivée à Vierzon que Dorian réalisera son prochain film. Elle devient alors une métaphore de la vie à Vierzon, à la fois attirante et engouffrante.

> Vivre le vide
Pour Dorian, il est important de vivre dans la ville et d’expérimenter son vide pour s’en imprégner et être au contact des habitant.e.s et non pas seulement venir y travailler en vivant à Paris, par exemple. L’idée est alors de faire de ce vide un support à projets, beaucoup d’habitant·e·s ont en effet leurs propres projets d’entreprises pour Vierzon. Cependant, la rudesse de la vie dans ce lieu les rend en grande majorité impossibles. L’un des principaux obstacles rencontrés peut être le manque d’interlocuteur·rice·s et de partenaires pour mener à bien un projet. Contrairement aux grandes métropoles, il y a tout un nouveau réseau à créer.

> Fédérer
Entre désertification, mixité sociale et transformation urbaine, Vierzon-Cinéma participe à la fabrication d’une compilation de regards croisés sur les transformations et tensions de ces villes moyennes. Dans ce type d’initiatives, l’associatif offre bien plus de possibilités que le commercial. Par exemple, Vierzon-Cinéma organise chaque année une projection plein-air pour laquelle Emmaüs prête les canapés, tapis et lampes, rendant l’évènement possible.
Il y a peu, la mairie de Vierzon – qui donnait alors 10 000€ à l’association – a annoncé qu’elle ne soutenait plus le projet. D’une certaine manière, puisque les films produits mettent en critique Vierzon et sa gestion, cela semble davantage cohérent que la Ville ne soit pas son (unique) financeur. Vierzon-Cinéma est ainsi à la recherche de nouveaux partenaires publics et privés pour pouvoir continuer ses activités.
Pour vivre sans passer par l’association, Dorian a réussi à obtenir le statut d’intermittent du spectacle et tire donc sa rémunération de ce dernier.

V. Antoine Bacchman, Le post-master Design des mondes ruraux – Arts décoratifs de Paris à Nontron (24300)
Site du post-master : ensadnontron.cargo.site
> Contexte
L’École des Arts Décoratifs de Paris a mis en place un post-master à Nontron, réunissant huit personnes âgées de 23 à 30 ans titulaires d’un Master 2 en design, art, architecture ou autres, pour vivre et travailler ensemble dans une maison commune, alors qu’iels ne se connaissent pas. Nontron a été choisie par l’ENSAD car elle réunit les caractéristiques d’un territoire en baisse démographique. Tout comme à Vierzon, elle pose la question des boutiques vides et de la désertification, alors que la ville est toujours vivante et n’est pas dépeuplée de ses habitant·e·s. L’enjeu du post-master est de répondre à ces problématiques par le design.

> Un statut particulier
Tout comme pour Dorian à Vierzon, l’intérêt de ce projet est de vivre le vide de Nontron, les problématiques propres à ce lieu et partager le quotidien et la réalité des habitant·e·s. Il faut également prendre compte l’accès à l’espace car, dans ce cadre, les étudiant·e·s font le choix de venir vivre cette expérience, alors que pour les habitant·e·s, vivre à l’extérieur des grandes métropoles peut être plus ou moins une obligation, par soucis de moyens. Cette gentrification pose la question de la dynamique menée par les artistes, faisant augmenter la valeur d’un quartier ou d’une ville par leurs travaux, mais qui s’en font ensuite chasser avec les habitant·e·s pour être remplacé·e·s par des personnes plus aisé·e·s. On peut à nouveau parler de valeur d’existence : c’est parce que les un·e·s sont ici que les autres peuvent être là-bas.
Les étudiant·e·s ont alors un statut d’artistes comme révélateur·rice·s des problématiques présentes à Nontron, apportant par la même occasion une visibilité à la ville. Iels se trouvent dans une position sociale où iels cherchent des terrains de recherche et leur donnent, par leur présence et leurs travaux, une valeur ajoutée. Ce type d’initiatives rebat ainsi les cartes de la construction des dynamiques économiques publiques mais aussi des liens qui unissent les espaces et les générations. Dans ces petits lieux, les habitant·e·s entretiennent une certaine fierté pour leur propre culture et ce qui constitue leur patrimoine commun.

> Le rôle des artistes
Qu’est-ce que l’art ? Et quel est-il dans les espaces où la culture y est quasiment absente ? Là encore, l’art revêt une valeur sociale bien plus qu’économique et peut-être vu comme une manière de porter attention aux choses. En mettant au premier plan la dimension sociale, il s’agit peut être de revenir à ses engagements premiers en termes de création artistique.
Pour l’instant, la postérité du post-master n’a pas été pensée. Parmi la promotion 2021-2022, Antoine est le seul qui aimerait poursuivre l’aventure à Nontron au-delà du projet initié. Mais pour cela, il devra le faire par ses propres moyens.

An Emmetrop – Antre Peaux association production

Dates (Period): 18/10/19 – 18/01/2020

All details here : http://green.rixc.org/ou-ert-phytophilia-chlorophobia-situated-knowledges-2-1/

This project has been supported by the European Union’s Creative Europe programme GREEN (Green Revisited: Encountering Emerging Naturecultures) in collaboration with Bandits-Mages and ENSA Bourges.

More about the global project Green Revisited here : http://green.rixc.org/

 

 

Le jeudi 20 mai 2022, nous avions la joie d’accueillir Joëlle Palmieri pour son livre « La douleur impensée, autopsie féministe de la fibromyalgie, une “maladie de femmes” » dans le cadre du cycle “Qu’as-tu fait de ta sœur ? proposé et animé par Reine Prat. Le lendemain, Joëlle rencontrait les étudiant.es de l’Ensa de Bourges.

Suite à ces deux rencontres, l’autrice a publié sur son blog la page ci-dessous que nous avons le plaisir, non dénué d’une certaine émotion, de vous partager.
Voir l’article

Extrait du blog  : 
« Les jeudi 20 mai et vendredi 21 mai 2022 à Bourges, j’étais l’invitée d’Isabelle Carlier à l’Antre Peaux et de Catherine Fraixe à l’École nationale supérieure d’art, toutes rencontres à l’initiative de Reine Prat.

La première rencontre, le jeudi à 19h, était ouverte à un public large et avait pour vocation de discuter de mon dernier ouvrage « La douleur impensée, autopsie féministe de la fibromyalgie, une “maladie de femmes” ». L’ambiance, extrêmement chaleureuse, a réuni un public varié et après un échange autour de quelques extraits du livre lus par Reine Prat, a permis des échanges fournis notamment sur « l’inadaptation » des sociétés contemporaines et le rôle des « malades » pour le mettre en exergue. »
Joëlle Palmieri