Compte rendu de la journée « Économie de la création numérique »
8. Multi-médias

Compte rendu de la journée « Économie de la création numérique »

Journée pro du 2 juin 2022

Économies de la création numérique

Dans les économies et écologies actuelles de la création numérique, quels peuvent être les usages des métavers et NFT ?

# CULTURE PRO

L’Ensa Bourges est lauréate de l’AMI (Appel à Manifestation d’Interêt) Culture Pro 2021 « soutien à la professionnalisation et à la valorisation des jeunes diplômé·e·s des établissements supérieurs culture » par la Délégation  générale  à  la transmission,  aux  territoires  et  à  la  démocratie du MINISTÈRE  DE  LA CULTURE. 

Pour accomplir ce programme d’accompagnement  de ses  jeunes  artistes  diplômé·e·s, l’Ensa Bourges s’est associée à l’Antre Peaux pour organiser :

– des séances de conseils et d’orientation pour les jeunes artistes

– une liste alumni de diffusion d’informations professionnelles

– la production de ressources utiles : urlz.fr/hTFo

– l’accompagnement d’un groupe de jeunes artistes pour leur première exposition, qui prend place dans le programme Bourges Contemporain : « À tâtons les pieds dans le plat » – Exposition collective avec Flora Jamar, Sarah Jacquin, Anna Ponchon, Romane Vieira (collectif Coop Moh) et Jordan Roger à la Transversale, Lycée Alain-Fournier

– deux journées professionnelles

À cette occasion a été créé un padlet évolutif et collaboratif de ressources utiles pour jeunes artistes : urlz.fr/hTFo

Compte-rendu du séminaire du 2 juin 2022 au Haïdouc – Antre Peaux

Notions clefs de la journée

• Le basculement d’un art numérique où les artistes utilisent Internet et ses outils dans le but de questionner ces technologies, à des formes de création induites pas l’usage des NFT, davantage basées sur une logique capitaliste

• L’intérêt de concevoir des métavers comme espaces alternatifs et engagés de « faire ensemble »

• Le rapport à la propriété dans le numérique comme révélateur/perturbateur de l’évolution des rapports entre les personnes dans les sociétés 

• La difficulté de l’art numérique à affirmer sa place dans le monde de l’art contemporain

Lexique

Métavers : Univers numérique et connecté accessible avec le matériel adéquat, dans lequel les utilisateur·rice·s réalisent des actions en incarnant des avatars.

NFT : Non-fungible token, ou jeton non-fongible (unique et non interchangeable) en français, désigne un fichier numérique auquel un certificat d’authenticité numérique a été attaché. Un NFT est un jeton cryptographique stocké sur une blockchain. Le fichier numérique seul est fongible, qu’il s’agisse d’une photo, d’une vidéo ou autre, mais le NFT associé ne l’est pas.

Token : Dans l’écosystème blockchain, on appelle token, ou jeton numérique en français, tout actif transférable numériquement entre deux personnes. La forme de token la plus répandue est celle de la monnaie virtuelle.

Blockchain : La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle. Elle constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateur·rice·s depuis sa création, sécurisée et distribuée : elle est partagée par ses différent·e·s utilisateur·rice·s, sans intermédiaire, ce qui permet à chacun·e de vérifier la validité de la chaîne. D’ordinaire, lorsque l’on envoie un fichier numérique, une copie est conservée chez le·a destinataire. Avec la blockchain, il est possible de faire transiter un actif numérique vers un·e bénéficiaire tout en s’assurant que l’émetteur·rice ne le possède plus.

IPFS : Inter Planetary File System est un protocole pair-à-pair dont le but est de décentraliser Internet pour que le partage des ressources ne soit plus effectué par les serveurs d’entreprises, mais par « morceaux » par tou·te·s les utilisateur·rice·s sous forme d’identifiants, permettant ainsi de ne jamais avoir de doublons. Il est particulièrement intéressant pour un NFT d’être décentralisé puisque sa valeur vient précisément de son aspect unique. Ainsi, stocker les métadonnées de son NFT sur IPFS garantit son immutabilité.

Pair-à-pair : De l’anglais peer-to-peer (P2P), le pair-à-pair désigne un modèle d’échange en réseau où chaque entité est à la fois client·e et serveur, contrairement au modèle client·e-serveur. Il permet à plusieurs ordinateurs de communiquer via un réseau et de partager des objets sans passer par un serveur.

Métadonnée : Pouvant être définie comme la carte d’identité d’un document, une métadonnée est une donnée servant à définir ou décrire une autre donnée.

Software : Logiciel ou tout autre programme interne d’un ordinateur qui concerne l’aspect dématérialisé et rationnel de l’informatique.

Hardware : Partie physique de l’ordinateur, c’est-à-dire les pièces et les équipements qui le font fonctionner.

Résumé de la journée

Quels sont les enjeux actuels de la création numérique et que dit-elle de notre rapport au monde et aux individus ? Cette journée en propose une rétrospective puis une présentation de différents projets mettant en exergue les possibles usages du numérique, des métavers ou encore des NFT dans la création contemporaine.

Pierre-Yves Desaive est issu d’une formation en histoire de l’art puis d’informatique appliquée aux sciences humaines. Il est aujourd’hui conservateur pour l’art contemporain aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et enseignant à l’école nationale supérieure des arts visuels de La Cambre (ENSAV). Sa présentation constitue un panorama de la création depuis l’essor d’Internet et l’arrivée de la blockchain, technologies alors utilisées et détournées de leurs usages premiers par les artistes.

Ensuite, une table-ronde animée par Isabelle Arvers, curatrice, critique et autrice pionnière dans le domaine du game art en France, donne la parole à différent·e·s artistes. Chloé Desmoineaux, artiste et curatrice de jeux vidéos, présente le Fluid Sapce, un espace trans et technoféministe de rencontre, de jeu, d’expérimentation et de hacking. David Legrand, artiste et co-fondateur de l’atelier d’expérimentation des arts collectifs Hall Noir, aborde l’exposition « Jeu de mondes » organisé par le groupe au Château d’eau en 2021. Lionel Broye et Léon Denise représentent le projet cyber-cave de l’ESAD d’Orléans, visant à construire un espace de collaboration numérique dans l’esprit des métavers, à destination d’artistes.

Félix Stadler, professeur de culture numérique et de théorie des réseaux à la Haute école des arts de Zurich, développe ensuite la notion de « propriété partagée » sur l’Internet d’il y a dix ans, aujourd’hui transformée en « objets individuels » dans le contexte d’une société capitaliste grandissante.

Enfin, Gauthier Vernier présente le parcours du collectif Obvious, dont il fait partie, en tant que groupe d’amis devenu collectif d’artistes NFT reconnus. Tous trois travaillent à partir d’algorithmes et ont ainsi recours à l’intelligence artificielle pour créer des œuvres par lesquelles ils partagent leur vision de l’IA et de sa mise en œuvre dans notre société.

Sommaire

I. Pierre-Yves Desaive, Du Net.art à l’art NFT ? Émergence d’une culture critique du phénomène crypto.

Dès l’arrivée d’Internet, les artistes s’emparent des outils numériques pour questionner leur rôle et leur omniprésence. Les œuvres qui en émergent portent en elles une dimension activiste et critique vis-à-vis des réseaux. Si l’on remarque aujourd’hui que le Net.art et les NFT semblent essentiellement liés à la spéculation, certain·e·s artistes continuent malgré tout de proposer des œuvres s’intéressant à la portée sociale de la blockchain.

II. Table ronde : Quelques économies collectives de la création numérique avec Chloé Desmoineaux, David Legrand, Lionel Broye et Léon Denise, modérée par Isabelle Arvers.

Les différents projets présentés proposent une vision des métavers et des outils de création numériques comme des lieux permettant la rencontre, les échanges de savoirs et l’expérimentation, entre personnes issues de différents milieux, secteurs professionnels et générations. Par ce type d’initiatives, le numérique peut aussi être une porte d’entrée vers une économie de l’art fondée sur une économie des désirs plutôt que sur une économie des projets. 

III. Felix Stadler, Des communs aux NFT : Objets numériques et imagination radicale.

Depuis les cinquante dernières années, plusieurs conceptions des objets numériques s’opposent. Tout une partie de la culture Internet s’empare de ces outils comme moyens de collaboration sans considération économique ou de propriété. En revanche, une autre part voit en ces moyens l’opportunité d’y capitaliser, concevant ainsi des rapports humains de créateur·rice·s à utilisateur·rice·s, de vendeur·euse·s à acheteur·euse·s.

IV. Invitation du collectif Obvious

À partir d’algorithmes piochant dans des banques d’images, Obvious crée de toutes nouvelles œuvres numériques, commercialisées en tant que NFT depuis 2018. Prenant le contre-pied des interventions précédentes, le collectif est optimiste quand à l’usage des NFT, croit en leur pérennité et en celle des cryptomonnaies. 

Compte-rendu

I. Pierre-Yves Desaive, Du Net.art à l’art NFT ? Émergence d’une culture critique du phénomène crypto.

> Les débuts du Net.art

Si les artistes exploitent les technologies numériques depuis les années 60, l’avènement d’Internet dans les années 90 a permis l’émergence de formes artistiques spécifiques. Regroupées sous le nom de Net.art, ce dernier qualifie toutes les pratiques artistiques ayant trait au réseau. Dès l’arrivée d’Internet, les artistes s’en emparent pour en faire un outil artistique à part entière.

Heath Bunting, Visitor’s Guide to London, http://www.irational.org/heath/london/front.html, 1995.

Heath Bunting (Angleterre 1966) met en place une visite aléatoire et interactive de Londres, à travers des images granuleuses en noir et blanc. Lorsque l’utilisateur·rice clique à un endroit de l’œuvre, iel se voit redirigé·e sur une autre des pages qui la constituent. Les hyperliens, utilisés dans le langage de balisage HTLM, deviennent ainsi un moyen de déplacement au sein de l’œuvre. Visitor’s Guide to London est une première forme de révolution artistique du numérique, avec un usage non fonctionnel d’Internet.

En 1997, la documenta X sous la direction artistique de Catherine David (France, 1949) se déroule au moment de l’explosion d’Internet et propose de déployer cette technologie naissante en invitant des artistes du Net.art. Paradoxalement, leurs œuvres sont exposées séparément du reste de la documenta et déconnectées d’Internet pour fonctionner sur un réseau local. Bien que cette édition représente une tentative significative de représenter les activités sociales et politiques des artistes travaillant dans et autour d’Internet dans le cadre plus large du discours de l’art contemporain, la notion « d’art en ligne » suscite encore quelques désaccords.

Au sein même des artistes, on distingue deux grands types d’approches. Jodi, collectif formé de Joan Heemskerk (Pays-Bas, 1968) et Dirk Paesmans (Belgique, 1965), utilise les technologies pour en révéler les structures et les idéologies cachées à travers une esthétique anxiogène (http://wwwwwwwww.jodi.org/). Ici, il s’agit de s’emparer d’Internet pour le questionner. Aussi, Matt Mulican (Etats-Unis, 1951) voit Internet comme la possibilité de déployer une nouvelle facette de pratique artistique, qui était alors déjà basée sur des additions et couleurs. Dans ce second cas, l’enjeu est d’utiliser Internet pour le développer. Une scène dynamique se développe progressivement à l’international, comme en témoigne l’organisation Ars Electronica basée à Linz, en Autriche qui se consacre depuis 1979 à la promotion de la création numérique. Tout d’abord sous la forme d’une Biennale, le festival a lieu tous les ans depuis 1986 et est le plus important sur la scène internationale en terme d’art numérique.

> Engagements

Dès ses débuts, l’art numérique porte une dimension activiste et critique vis à vis des réseaux. Lorsqu’à la fin de la documenta X, les sites sont retirés du réseau pour être mis sur CD et vendus,  Vuk Ćosić (Serbie, 1966) décide de cloner le site et de le mettre en ligne sur son propre serveur. En parallèle, il diffuse un communiqué de presse fallacieux où il attribue la responsabilité de cet acte à un hacker d’Europe de l’Est. Il s’agit là du tout premier geste de hacking artistique. Cette copie témoigne des difficultés d’adaptation des processus informels du Net.art à un contexte institutionnel.

La même année, l’artiste Cornellia Sollfrank, (Allemagne, 1960), connue pour son engagement précurseur sur l’art en ligne et le cyberféminisme, participe au concours Net.art EXTENSION sponsorisé par la Galerie der Gegenwart (Galerie d’art contemporain) de la Hamburger Kunsthalle (Musée d’art de Hambourg). Pour cela, elle soumet plus de deux-cents candidatures fictives d’artistes femmes, créant à chacune un nom, une adresse mail, un numéro de téléphone ainsi qu’un exemple d’oeuvre originale de Net.art. Malgré le nombre disproportionné de candidatures féminines, seuls des artistes hommes sont retenus pour la finale. Suite à la parution de ce résultat, Sollfrank rend publique sa combine sous la forme d’une œuvre intitulée Female Extension (https://sites.rhizome.org/anthology/female-extension.html). Il s’agit là encore d’un geste de hacking artistique visant à attaquer l’institution. Ce type d’action témoigne de la dimension féministe également présente dès les origines du Net.art.

En 1999, la multinationale de jouets e.Toys attaque en justice Etoy, un collectif d’artistes, n’ayant pas voulu lui céder son nom de domaine, jugé trop proche du leur. Lors du procès, la justice américaine donne raison à e.Toys. C’est alors qu’est lancée la « Toy war », comme acte de résistance contre e.Toys, où la toute communauté proche du collectif Etoy se connecte en même temps sur le site d’e.Toys, pendant la période de Noël, pour bloquer ses serveurs et l’empêcher de réaliser ses ventes les plus importantes de l’année. Finalement, e.Toys cède et Etoy conserve son nom de domaine, remportant la Toy war. Cet action illustre la manière dont des utilisateur·rice·s peuvent se mobiliser ensemble contre des formes d’autorité pour défendre leurs idées.

Cf. Julian Stallabrass, Internet Art. The Online Clash of Culture and Commerce, Tate Publishing, Londres, 2003.

En juin 2001, à l’occasion de la 49e édition de la Biennale d’art de Venise, Eva Mattes (Italie, 1976) et Franco Mattes (Italie, 1976) conçoivent Biennale.py (https://0100101110101101.org/biennale-py/), en collaboration avec le collectif de hackers epidemiC. La nuit précédant les journées d’ouverture, iels lancent un virus informatique que se répand rapidement à l’échelle mondiale : Biennale.py. Il est possible de lire le code source de Biennale.py et tester son fonctionnement sur des ordinateurs infectés. Des milliers de t-shirts, portant le code source du programme, sont également distribués et vendus : Biennale.py se propage non seulement par les machines mais, comme c’est le cas pour les virus biologiques, par les corps humains. L’œuvre témoigne d’une volonté de l’art numérique de contaminer et s’infiltrer dans le monde de l’art contemporain. Mais, malgré ces diverses propositions, le Net.art n’a jamais été considéré de manière totalement légitime dans cette sphère.

> Post-Internet

En 2008, Régine Debatty (Belgique) publie sur son blog une interview avec Marisa Olson (Allemagne,1977), artiste, écrivaine et commissaire d’exposition (https://we-make-money-not-art.com/how_does_one_become_marisa/). Elle y développe la notion de « post-internet », marquant un certain changement de perception et une désacralisation d’Internet qui opère au cours des années 2000. En 2018, l’exposition « I Was Raised on the Internet » au Musée d’Art contemporain de Chicago dresse une perspective historique des changements de perception du monde provoqués par l’arrivée d’Internet, depuis 1988. Les façons d’interagir ensemble se voient bousculées par la nature connectée des appareils de télécommunications sur Internet, y compris les applications mobiles, les réseaux sociaux et les grands moteurs de recherche qui sont devenus des outils quotidiens. L’exposition soutient ainsi le point de vue selon lequel Internet est devenu un médium comme un autre et que se revendiquer net artiste aujourd’hui n’a plus la même valeur qu’il y a trente ans par les précurseur·euse·s. D’autres expositions voient progressivement le jour sur les nouveaux rapports au monde, entre les personnes et sur les changements d’économie induits par Internet, comme « Le Supermarché des images » au Jeu de Paume en 2020 et « Algotaylorism » la même année à la Khuntsalle de Mulhouse. On peut également noter l’exposition en ligne « Me, Family » (https://mefamily.mudam.com/) organisée par le Mudam en 2020-2021.

Olia Lialina, Self Portrait, http://olia.lialina.work/, 2018.

Olia Lialina (Russie, 1971) réalise une boucle vidéo – similaire à un gif – d’elle-même se passant la main dans les cheveux. D’apparence très simple, Self Portrait repose pourtant sur l’utilisation de trois navigateurs différents : un navigateur classique ; Tor Browser, un navigateur qui permet à  l’utilisateur·rice d’être anonyme en ligne ; et Beacker Browser, un navigateur expérimental permettant de créer et partager des sites web en pair-à-pair, c’est-à-dire directement d’un navigateur à l’autre sans besoin d’un hébergement tiers. Ce dernier se veut être un outil encourageant la décentralisation du web. L’œuvre est ainsi une réflexion en profondeur sur ce qu’est actuellement Internet, avec une prise de conscience sur le traçage en ligne et la nécessité d’envisager un futur collaboratif plutôt que basé sur une économie de la propriété. 

> L’arrivée des œuvres NFT

Alors que le marché de l’art contemporain est en pleine croissance, les net artistes n’ont pas encore de moyen de vendre leurs travaux et restent à la marge de cette économie. En 2014, Michael Green (Etats-Unis) met en vente Balloon Dog Deflated pour 5 800 $, un gif animé en référence à une œuvre de Jeff Koons vendue à 58 millions de dollars. En 2021, une vente chez la maison Christie’s d’un NFT de Beeple (Mike Winckelmann, Etats-Unis, 1981) pour 42,329 ETH, (équivalant à 60 millions de dollars au moment de la vente), marque le début de l’intérêt pour l’économie de l’art numérique. La vente d’un NFT revient à la vente d’un token. Il est possible pour n’importe qui de télécharger l’œuvre, mais seulement la personne qui en possède le token détient  le certificat avec le code d’accès et est capable de le déplacer sur la blockchain. L’arrivée des NFT rebat ainsi les cartes des notions de propriété et d’économie de l’art, avec des œuvres duplicables à l’infini.

En 2014, l’artiste new-yorkais Kevin McCoy et le codeur informatique Anil Nash ont collaboré pour créer et mettre en vente pour la première fois un NFT à l’occasion de la conférence « Seven on Seven » au New Museum de New York. Intitulé Quantum, il s’agit d’une animation en forme d’octogone pixelisé qui change de couleur. En juin 2021, ce même NFT s’est vendu pour 1,4 million de dollars. La volonté initiale des deux artistes était de permettre aux artistes du numérique de percevoir de l’argent pour leur travail, tout en gardant le plein contrôle de leur activité. Ils sont aujourd’hui très critiques sur la situation actuelle des NFT, leur économie et leur éthique.

Certain·e·s artistes développent en parallèle des œuvres NFT engagées, nées de véritables réflexions artistiques. En 2009, Rafael Rozendaal (Pays-Bas, 1980) propose une version animée d’une toile de Mondrian (http://www.electricboogiewoogie.com/). Il est possible de voir les noms des différent·e·s collectionneur·euse·s qui se sont succédé et ces dernier·e·s ont pour obligation de laisser l’œuvre accessible en ligne. Is Art (2014) de Rhea Meyers (Angleterre, 1973) est une œuvre affichant le message « This contract is art », pouvant être modifié en « This contract is not art » par la personne qui la possède, proposant ainsi une réflexion sur ce qu’est un NFT (https://rhea.art/is-art). Toujours dans l’idée d’imposer une contrainte aux collectionneur·euse·s pour servir le propos de l’œuvre, Jonas Lund (Suède, 1984) crée le NFT Smart Burn Contract (2021) qui s’autodétruit si la personne qui le possède ne reverse pas « once a year in perpetuty » (traduction : une fois par an, à perpétuité) 5 % se ses revenus à une œuvre de charité (https://jonaslund.com/works/smart-burn-contract/). Avec Bloemenveiling (2019) d’Anna Ridler (Angleterre, 1985), l’œuvre devient inutilisable au bout d’une semaine (https://bloemenveiling.bid/). Pour que la tulipe qui s’y trouve continue d’exister, la seule solution est de ne jamais plus se connecter à l’œuvre. Ainsi, le·a collectionneur·euse doit accepter de renoncer à son œuvre pour la beauté de l’idée qu’elle puisse continuer d’exister sans elle·lui. Ce type de démarche marque une prise de conscience sur l’économie du crypto art et des NFT. Sarah Friend (Canada) développe également l’idée d’œuvres temporaires, avec Lifeforms (2022), qui disparaît au bout de quatre‑vingt-dix jours de possession. Le seul moyen de la faire perdurer est de la céder à un·e autre collectionneur·euse avant cette échéance (https://lifeforms.supply).

II. Table ronde : Quelques économies collectives de la création numérique avec Chloé Desmoineaux, David Legrand, Lionel Broye et Léon Denise, modérée par Isabelle Arvers.

> Chloé Desmoineaux

Site du projet FluidSpace : https://chloedesmoineaux.surf/FluidSpace

Chloé Desmoineaux a créé le Fluid Space, un espace trans et technoféministe de rencontre, de jeu, d’expérimentation et de hacking situé dans les locaux d’Artagon à Marseille. Le projet n’en est encore qu’à ses débuts, mais l’objectif est de générer un lieu pour les femmes et personnes dissidentes de genre, s’échappant de tout ce qui a pu être enseigné en école d’art. L’objectif est de pouvoir organiser des rencontres régulières pour  discuter du rapport aux technologies, échanger des savoirs, apprendre et expérimenter ensemble sans avoir peur de se tromper, de manière horizontale, sans postures d’apprenant·e·s ou d’enseignant·e·s. Le fait qu’Internet soit un médium comme un autre n’est pas encore quelque chose d’évident voir d’accepté dans les écoles d’art, d’où l’importance de ce genre de projets.

En parallèle, Chloé Desmoineaux est en résidence virtuelle à Antre Peaux  pour développer un projet autour de la contagion comme mode de communication. Une partie du budget de production a été alloué à l’achat de cours en ligne pour lui apprendre à utiliser des logiciels. Pour l’instant, il est possible de visionner une vidéo de l’artiste Léa Nugue, qui a reproduit la friche dans un monde post‑apocalyptique (https://antrepeaux.net/ressources/la-friche-culturelle-antre-peaux-en-3d/). Le projet prendra une forme 3D et ne sera pas présenté en réalité virtuelle. Pour Chloé Desmoineaux, il y a une véritable questionnabilité de la VR, du metaverse et des NFT dans le contexte écologique actuel, ainsi que des considérations éthiques à prendre en compte.

> David Legrand

Document ressource de l’exposition « Jeu de Mondes » : https://antrepeaux.net/ressources/jeu-de-mondes/

Vidéo de l’exposition : https://vimeo.com/658340369 

Pour David Legrand, le numérique peut être un moyen de contestation de la figure de l’artiste moderne. Avec cet outil, il est possible de créer des œuvres en groupe, proposant ainsi une alternative aux modes de création classiques pour privilégier les projets collectifs en cultivant les différentes manières de faire et de savoir. Le numérique peut aussi être une porte d’entrée pour se rapprocher d’une économie de l’art fondée sur une économie des désirs plutôt qu’une économie des projets.

À l’occasion des Rencontres Internationales Monde-s Multiple-s du 19 novembre au 5 décembre 2021 est présentée au Château d’eau de Bourges l’exposition « Jeu de monde ». Celle-ci est organisée par le groupe Hall Noir, co-fondé par David Legrand. Il s’agit d’une exposition en réalité virtuelle transformant le Château d’eau en bâtiment à ciel ouvert, où les murs sont remplacés par des fluides. L’objectif est de transmuter des œuvres dans un espace numérique.

> Lionel Broye

Site du projet cyber_cave : https://cybercave.esadorleans.fr/

Avec le projet cyber_cave de l’ESAD d’Orléans, présenté par Lionel Broye, l’enjeu est de produire un « métavers from scratch » en reprenant tout un imaginaire numérique développé dans les années 90, aujourd’hui atteint, acquis, voire dépassé. Il s’agit de quelque chose qui a déjà pu être expérimenté avec Google Workspace ou les utilisateur·rice·s sont représenté·e·s par des avatars de cartoon aux expressions joyeuses et ne possédant pas de bas du corps. Ce tiers-lieu est à envisager comme un endroit de collaboration où il est possible de se retrouver à plusieurs à distance et d’y initier des créations artistiques.

Le projet commence par la construction des ordinateurs de chaque membre en visio, alors qu’iels n’ont pas forcément de connaissances dans ce domaine. En résultent alors certaines erreurs au niveau du matériel acheté et du temps de travail estimé : les heures de développement ont été beaucoup plus importantes que prévu. Après avoir essayé de créer leurs avatars avec des scanners 3D très coûteux qui ne correspondaient pas réellement aux attentes, iels ont finalement utilisé des squelettes d’animation déjà disponibles. Cependant, il est à noter que les avatars pré-créés sont majoritairement masculins et les personnages féminins sont très stéréotypés. 

> Léon Denise

Site de Cookie Collective : https://cookie.paris/all/ 

Dernier arrivant du projet cyber_cave, Léon Denise est invité à s’inscrire dans le projet pour coder des effets spéciaux. Il travaille alors dans une galerie mise à disposition dans le métavers ainsi créé pour le développement et la modélisation 3D. Il se considère davantage comme un artisan plutôt qu’un artiste, produisant de la matière à partir de laquelle l’art peut émerger de lui-même.

Il s’investit par ailleurs dans le Cookie Collective Fanzine, qui produit un fanzine comme espace de collaboration entre les différent·e·s membres du collectif. Tou·te·s sont des programmateur·rice·s non-issues des écoles d’art, ne possédant donc pas tout ce bagage culturel. L’enjeu est d’aborder des sujets gravitant autour de l’art de la programmation, l’art du bug et de la culture demoscene de manière générale. L’édition existe en version numérique gratuite et en version papier vendue à prix libre et dont les revenus servent à financer le fanzine et l’organisation des événements du Cookie Collective.

III. Felix Stadler, Des communs aux NFT : Objets numériques et imagination radicale

> Capitalisation du numérique

Les trente à cinquante dernières années de culture numérique ont grandement influencé la notion de propriété. Au-delà d’un aspect économique, cette dernière est aussi sociétale puisque significative de la manière dont sont imaginées et souhaitées les relations entre les personnes dans le monde.

Lorsque voient le jour les tous premiers ordinateurs en 1950, software et hardware ne sont pas encore pensés comme étant séparables. En 1975, Bill Gates publie « An Open Lettre to Hobbyists » (traduction : Lettre ouverte aux hobbyistes), lettre dans laquelle il explique pourquoi, selon lui, les software pourraient être séparés des hardware et vendus pour ce qu’ils sont. Dès lors, transférer un logiciel à un·e autre utilisateur·rice n’est plus un partage, mais un vol de propriété, symbolisée par le droit d’auteur. Afin de renforcer cette propriété, l’objectif devient de renforcer le contrôle de la circulation des programmes et des moyens de les copier et partager. On distingue alors les producteur·rice·s des utilisateur·rice·s, lié·e·s par des échanges commerciaux.

> Modifications des rapports humains

Parallèlement, en 1980, sont développés des programmes gratuits où l’objectif n’est pas de générer du profit, mais de créer une communauté grâce à la possibilité de les copier et de les partager librement. Se rencontrent alors plusieurs visions de ce qu’est un objet digital. En 1990, le digital devient un moyen de collaboration sans aucune notion de propriété, avec l’idée sous‑jacente que ce qui peut être fait ensemble sera plus grand qu’une multitude d’entreprises individuelles. À ce moment, la création numérique a davantage d’enjeux sociaux avec la volonté de créer des liens entre les personnes, plutôt que des intérêts économiques. On peut citer le succès de Wikipédia, basé sur l’enrichissement collectif, ou encore l’émergence de la culture meme dans les années 1990 et 2000.

Avec la blockchain se développe un mouvement utopique visant à réorganiser et transformer la société grâce à la technologie. Mais les NFT sont très éloignés, voire opposés, à l’idée de communauté puisqu’ils reposent sur le principe d’une version unique d’un objet numérique, servant de support à la spéculation. Cette vision s’oppose de la même manière à la notion de libre accès. En 2021, le NFT du premier tweet de l’histoire est acheté pour 2,9 millions de dollars. Cet acte témoigne d’une volonté de se connecter à un moment historique en le possédant. L’univers numérique se transforme en un marché économique où les usager·e·s ne sont que des détenteur·euse·s, opposant l’individu créateur et le·a collectionneur·euse. Les rapports entre les personnes évoluent également en relations basées sur des échanges de bons procédés plus que de confiance et d’entraide.

> NFT et intégrité artistique

Le NFT est l’exemple parfait de la conception de la propriété dans la culture numérique : tout le monde peut télécharger l’image pour la posséder, mais seulement l’une des copies est authentifiée. Dans l’histoire de l’art, cette question de reproductibilité du médium s’est aussi posée dans le domaine de la photographie, puisqu’un cliché peut être reproduit infiniment. De la même manière, seulement certaines photos sont identifiées avec une signature, distinguant ainsi les « vraies » des « fausses » copies. Une différence relationnelle est cependant notable. Avec la photographie, le geste de signature manuscrite rapproche l’œuvre de l’artiste et donc, l’artiste du ou de la collectionneur·euse par la suite. Avec les NFT, le geste manuel est remplacé par un échange monétaire distanciel, sans aucune notion de proximité avec le·a créateur·rice.

Selon Felix Stadler, les NFT sont avant tout un moyen de convertir son argent en cryptomonnaies. Les frais pris par les maisons de vente attirent l’attention du marché de l’art, permettant ainsi aux NFT de rentrer dans un jeu spéculatif. Il est alors légitime de se demander si la logique capitaliste ne serait pas le seul intérêt de cette dynamique, posant par la même occasion la question de l’intégrité des artistes dans leurs relations vis-à-vis des spéculateur·rice·s. Les technologies de la blockchain et des cryptomonnaies instaureraient une « idéologie de la non-confiance » entre les personnes, prônant le chacun·e pour soi et mettant en péril les relations humaines au profit des mathématiques. Au-delà de la spéculation, les NFT s’inscrivent donc dans une dimension antisociale où l’objectif serait de trouver le meilleur moyen de s’accaparer l’argent d’autrui et non plus de réfléchir en termes d’enrichissement relationnel comme aux débuts du digital. Le numérique se construit alors comme un système de proies et de prédateur·rice·s.

IV. Invitation du collectif Obvious

Le collectif est fondé en 2017 par un groupe de trois amis, dont un chercheur en intelligence artificielle. L’objectif est de créer des œuvres numérique grâce à l’utilisation d’algorithmes puisant dans des bases de données d’images connues, choisies. Ces images proviennent soit de partenariats avec des institutions, ou de banques d’images libres de droit. Puisque l’image qui sera finalement créée ne permettra pas de reconnaître celles qui ont été montrés aux algorithmes, il semble possible et légal d’utiliser à peu près toutes les images voulues.

Pour le collectif, les algorithmes sont des boîtes à outils à disposition des artistes. De plus, ils leur semblent être de bons supports de co-création, davantage qu’un médium plastique. L’un des algorithmes qu’ils utilisent analyse ces données tandis qu’un autre, grâce à ce travail en amont, crée de nouvelles images. Les algorithmes s’entraînent seuls et apprennent de leurs erreurs pour créer des nouvelles images uniques et plausibles. Conscients que l’intelligence artificielle peut être biaisée (raciste, sexiste…) et utilisée à des fins dangereuses, ils essaient de montrer qu’elle peut aussi être un bon outil, ou pas, selon les usages qui en sont faits. De même, leur démarche a pour objectif de mieux faire comprendre ce que sont les NFT et les algorithmes. 

En 2018, ils commencent à produire des NFT sur la plateforme SuperRare et sont les premiers français à y poster. Ont ainsi été créées plusieurs séries d’images : les portraits La Famille Belamy, à partir de tableaux flamands, Electric Dreams of Ukiyo à partir d’estampes japonaises ou encore Facets of Agi à partir de masques tribaux. S’appuyant sur des registres spécifiques pour chaque projet, le but du collectif est de parler de l’intelligence artificielle et de sa perception dans la société contemporaine, la mettant en parallèle avec d’autres iconographies : par exemple, avec les masques, l’IA est érigée au rang de divinité. D’autres mécanismes et manières d’utiliser les algorithmes sont aussi explorés. Dream Capsule, une série de 1000 NFT sur le thème des rêves et des cauchemars, est créée à partir d’un début de phrase indiqué à l’algorithme, que ce dernier termine puis transforme en image. Pour le projet Marianne, Obvious entreprend de créer le nouveau visage de la femme française en donnant comme banque d’images aux algorithmes les différentes photos de femmes qui leur seront envoyées, sur la base de volontariat.

Le collectif considère que les NFT et cryptomonnaies ont initialement été créés pour libérer les artistes des intermédiaires entre leur travail et les acheteur·euse·s. Mais avec les maisons de vente de NFT qui se mettent en place, cette idée initiale est en train de s’inverser et s’apparente aux mêmes mécaniques que celles du marché de l’art contemporain. L’usage actuel des NFT n’est ainsi pas forcément le bon, mais reste selon eux prometteur et ne devrait pas être mis de côté.

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